{Roman} L’Oubli – Emma Healey

oubli2« On trouve des bouts de papier un peu partout dans la maison, en piles ou collés à divers endroits. Des listes de course gribouillées à la va-vite, des recettes, des numéros de téléphone et des rendez-vous, des rappels d’évènement. Ma mémoire en papier. C’est censé m’aider à ne plus oublier, mais, d’après ma fille, je perds aussi les bouts de papier – ça aussi je l’écris. En tout cas, si Elizabeth m’avait appelée, ce serait marqué. Je ne peux pas avoir perdu tous mes petits mots. Je passe mon temps à en écrire. Ils ne peuvent pas tous être tombés de la table, du plan de travail et du miroir. C’est alors que j’en retrouve un coincé dans ma manche : Pas de nouvelles d’Elizabeth. La date qui est inscrite sur le côté n’est pas récente. Soudain, j’ai le sentiment affreux qu’il lui est arrivé quelque chose. »

Des bouts de papier. Dans ses poches, dans ses tiroirs, sur la table. Partout. Voilà ce qui rythme la vie de Maud, veille dame de 82 ans, souffrant – même si le mot, le drame n’est jamais prononcé – de la maladie d’Alzheimer. A peine a-t-elle prononcé une phrase, qu’elle perd le fil. De qui parle-t-elle ? A qui parle-t-elle ? Pourquoi la reprend-on sans cesse comme une enfant ? Elle sait ce qu’elle dit quand même. Elizabeth a disparu. Elle est en sûre. Elle l’a écrit. Partout. Elizabeth a disparu.

Elizabeth, c’est son amie, qui habite de l’autre côté du parc. La seule qu’il lui reste, les autres ayant toutes passé l’arme à gauche… Mais elle ne l’appelle plus. Ne vient plus la voir. Et puis il y a son fils, qui la rationne, qui l’affame, qui veut se débarrasser de sa collection de faïence, des horreurs qu’elle achète, certaine qu’un jour, l’une vaudra de l’or. Il y est forcément pour quelque chose. Puisqu’Elizabeth a disparu.

Alors elle le dit, l’oublie, le redit, le redit encore. A sa fille, Helen, qui s’occupe d’elle du mieux qu’elle peut, qui voit sa patience grignotée petit bout par petit bout, face à cette mère qu’elle doit surveiller comme une enfant, s’assurer qu’elle mange assez, mais pas trop, qu’elle ne monte pas dans un bus pour nulle part, qu’elle n’oublie pas d’éteindre le gaz… A sa petite fille, Katy, sans jamais entamer sa fraicheur. Pas encore. A ses aides ménagères. Elle va voir la police. Elle se rend chez Elizabeth. Elle appelle son fils, le jour, la nuit. Elle ne fait pas exprès, jamais, pourtant chacune de ses répétitions est une irritation. Elizabeth a disparu.

Comme Sukey. En 1946.

Sukey, c’était sa grande sœur. Un soir, après un diner familial, alors que son mari, Franck, était parti pour Londres, elle s’était volatilisée. Maud, ses parents, Douglas – leur locataire, Franck… tous l’ont cherchée, ont suivi un à un les chemins qu’elle prenait. En vain. S’est-elle enfuie, comme tant d’autres femmes au retour de leurs maris, à la fin de la guerre ? A-t-elle été kidnappée ? Assassinée ? Pourquoi a-t-on retrouvé sa valise, remplie de vêtements, à l’hôtel de la gare ?…

Soixante-dix ans plus tard, le mystère reste irrésolu. Et la mémoire vacillante de Maud attache bout à bout des souvenirs d’aujourd’hui – Elizabeth – et des souvenirs d’hier – Sukey. Les récits s’entrecroisent, les bribes de passé prennent sens et peut-être – peut-être – la quête de Maud, à la recherche d’Elizabeth, lui offrira-t-elle le répit de découvrir, enfin, ce qui est arrivé à Sukey.

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Présenté par les éditions Sonatine comme un thriller, ce roman relève – à mes yeux – davantage du drame. Celui de la maladie, déjà, poids immense sur le cœur et le corps de Maud, qui cherche ses mots, qui oublie ce qu’elle cherche, ce qu’elle dit, qui ne reconnait plus le visage de sa fille ; mais aussi sur le cœur et le corps de ceux qui l’entourent, qui l’écoutent se répéter, tourner en rond, se mettre en danger. Celui du deuil, également, ou plutôt de l’impossibilité de faire son deuil. De la disparition d’un être cher, d’une fille, d’une sœur. Celui de la guerre – enfin – avec ce tableau de l’Angleterre de 1946, pays vainqueur, mais rationné, bombardé.

C’est Maud elle-même qui livre son histoire, son quotidien. On la suit – au présent – dans sa logique, dans ses fils qu’elle tisse, non sans humour parfois. Personnellement, j’ai trouvé que ce roman était davantage dans l’émotion que dans le suspens, même si la « paranoïa » de Maud devient contagieuse, même si on se dit que – peut-être – c’est elle qui a raison. Alors on se demande ce qui a bien pu arriver à Elizabeth. Et puis surtout, ce qui a bien pu arriver à Sukey…

Les deux récits parallèles sont aussi riches l’un que l’autre. La description de la maladie « de l’intérieur » est assez effroyable et – comme Maud – on s’agace parfois de tourner en rond, ce qui n’est pas un défaut, ici, mais relève davantage de l’expérience. Et le récit de l’Angleterre d’après-guerre, avec ses rares moments d’insouciance, son marché noir et ses personnages atypiques – la Folle, notamment – assorti du mystère de la disparition de Sukey, a le charme doux-amer du milieu du XXème siècle…

Je trouve simplement dommage que l’éditeur n’ait pas traduit littéralement en français le titre original – Elizabeth is missing – car cette phrase est vraiment celle qui représente le roman, celle qui fait le lien entre un présent et un passé qui n’ont pour seuls points communs qu’une disparition, à 70 années d’intervalle. Pourtant, ce sont justement les petits et grands tours que la mémoire lui joue qui conduiront Maud sur le chemin de la vérité… La question étant de savoir si elle parviendra jusqu’au bout mais ça, je ne vous le dirai bien évidemment pas 🙂

Ce roman est – pour ma part – une vraie bonne surprise, qui part dans une direction tout à fait différente que ce à quoi je m’attendais. Alors si vous êtes un amateur de suspens pur et dur, conduit à tombeau ouvert, passez votre chemin. Mais si vous êtes prêts à vivre une expérience de lecture touchante et troublante, embarquez dans « L’Oubli »…

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« Je souris, mais je reste à ma place, sur l’herbe. De la neige s’accumule dans les rainures d’une trace de pas, on dirait un minuscule fossile de dinosaure fraichement mis au jour. Je serre le couvercle du poudrier dans ma main, et la boue qui sèche me tire sur la peau. Presque soixante-dix ans que je n’avais pas vu cet objet. Et voilà que la terre, ramollie et flasque sous la neige fondue, a recraché cette relique. Elle l’a recrachée dans le creux de ma main. Mais où était-elle cachée ? C’est ça que je n’arrive pas à comprendre. Où se trouvait-elle avant de devenir une arrête dans le repas de la Terre, un morceau d’os à régurgiter ? »

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4 réponses à “{Roman} L’Oubli – Emma Healey”

  1. nneon dit :

    OK. Bien défendu. je vais le tenter. Avant que je n’oublie. Ahem… Oui bon…

    C’est vrai que l’est pas terrible le titre français.

  2. Tu as raison il a tout pour me plaire et je pense que ma maman aimerait aussi.
    Je note, merci.

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