{Roman} Intérieur nuit – Marisha Pessl

interieur_nuit« Elle m’a dit que son père lui avait appris à vivre au-delà des limites de la vie, dans ses recoins les plus cachés, là où le commun des mortels n’a pas le courage d’aller, là où on souffre, là ou règnent une beauté et une douleur inimaginable. Elle se demandait toujours ‘’Oserais-je ? Oserais-je déranger l’univers ?’’ […] Ils s’imposaient toujours de ne pas mesurer l’existence avec une cuiller à café, à coup de matins et d’après-midi, mais au contraire de nager au fond, tout au fond de l’océan, pour découvrir le lieu où chantaient les sirènes. Où il y avait du danger, de la beauté et de la lumière. Uniquement l’instant présent. Ashley disait que c’était la seule manière de vivre. »

Cordova est le plus grand mystère du cinéma de ce siècle : un homme invisible – sa dernière interview au magazine Rolling Stone date de 1977- énigme retranchée dans son immense domaine – le Peak – au sein duquel il tourne tous ses films, tous ses cauchemars à la violence infernale, qui – peut-être – semblent trop réels ? Sa vie elle-même est peuplée de zones d’ombres, d’une épouse accidentellement noyée, d’une assistante un peu trop dévouée, d’acteurs qui refusent de parler… L’homme déchaine les passions autant que la haine, génie pour les uns, démon pour les autres, démiurge d’un univers cauchemardesque que l’Internet underground et ses amateurs les plus absolus – les cordovistes – tentent de s’approprier pour en percer les secrets. Objets de véritables cultes, ces films s’échangent aujourd’hui sous le manteau, moyennant des sommes folles, ou sont projetés clandestinement la nuit dans les couloirs de métro des grandes villes, pour ceux qui ont le cœur bien accroché et croient – sans doute à tort – ne plus avoir peur du noir…

Cordova, c’est aussi la plaie béante qui détruit et qui ronge Scott MGrath, journaliste déchu, qui a vu sa vie imploser pour avoir voulu approcher de trop près le mythe – le monstre ? C’est la rancœur de l’incompréhensible « pourquoi ? ». Quelques mots prononcés trop vite – « Il y a quelque chose qu’il fait aux enfants » – ont tout détruit : McGrath a perdu son travail et sa crédibilité, sa femme est partie pour un autre, plus riche, plus lisse, et il ne voit plus sa fille, la petite Sam, qu’un week-end sur deux.

Alors quand la fille de Cordova, Ashley, jeune prodige du piano, se suicide à l’âge de 24 ans dans une cage d’ascenseur sordide, McGrath sait qu’il doit reprendre son enquête, que la mort d’Ashley est nécessairement liée à l’aura maléfique de son père. Il en est convaincu : il y a quelque chose qu’il fait aux enfants…

Ses premières investigations mettent sur son chemin Hopper, dealer paumé qui partage un mystérieux passé avec Ashley, et la jeune Nora, apprentie comédienne aussi vive que têtue, dont le solitaire McGrath aura toutes les peines du monde à se détacher. Et les voilà lancés tous les trois dans une enquête affolante, d’un hôpital psychiatrique aux marais du Peak, d’une inquiétante soirée privée à une boutique de sorcellerie, cherchant dans les moindres recoins de New-York les indices laissés par Ahsley, pour enfin – peut-être – comprendre. Comprendre ou se perdre, car après tout la frontière entre les deux est bien mince…

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« Intérieur nuit » est une lecture coup de cœur, qui happe et qui embarque, comme un train fantôme qui nous laisse à l’arrivée un peu ahuris et le cœur battant…

Le tour de force de Marisha Pessl, à mon sens, c’est de partir d’un personnage ultra-stéréotypé du roman noir – le journaliste désabusé (ça marche aussi avec un policier…) qui a tout perdu suite à une erreur dans une enquête et se noie dans l’alcool et la rancœur jusqu’à ce que de mystérieux éléments le conduisent à s’y jeter à nouveau à corps perdu – pour proposer un voyage halluciné, hors normes, si bien que l’on se prend parfaitement au jeu du mystère Cordova. Un peu trop même, peut-être, parce que je dois avouer m’être dit à plusieurs moments de la lecture : « il faudrait que je vois à quoi ressemble ce film… », tout en ayant peur, un peu, quand même, de ces œuvres cauchemardesques… avant de me rappeler qu’elles n’existaient pas, que ce n’était qu’un livre, qu’il n’y avait pas de Cordova !

La façon qu’à Marisha Pessl de mêler à son texte des extraits de journaux, de sites Web, etc. n’y est sans doute pas étrangère… Le personnage de Cordova nous est d’ailleurs présenté dès les premières pages du roman par ce procédé : un dossier du Time retraçant la « dernière énigme », les rares éléments connus, tous nimbés de mystère, de la vie des Cordova père et fille, jusqu’à l’incompréhensible suicide d’Ashley. Je défie quiconque de ne pas avoir envie de savoir, de tout savoir, après la lecture de ce dossier… 🙂

Ce que je vais vous écrire maintenant est très personnel, je ne sais pas si un autre lecteur aura eu un sentiment semblable – j’ai comme un doute… 🙂 – mais la première partie du roman, dans laquelle nos trois « héros » parcourent New York à la recherche d’indices sur les derniers jours d’Ashley, m’a donné la curieuse impression d’être dans un jeu vidéo… Un jeu avec une « quête », mais d’il y a une dizaine d’années, un peu pixellisé, où les personnages se décalent légèrement vers la droite quand on les fait marcher contre un mur… Un vieux GTA, quelque chose comme ça. Ne me demandez pas pourquoi 🙂 Peut-être le récit à la première personne, les multiples pistes qui ne laissent pas de répit, se croisent et se répondent… Comme si l’on guidait le héros, mais tout en ne pouvant suivre au final qu’un chemin prédéfini. Etrange, hein ? C’est la première fois que j’ai cette sensation à la lecture d’un livre…

Enfin, ce que j’ai apprécié dans « Intérieur nuit », c’est l’extraordinaire capacité de l’auteur de proposer une fin certes un peu déroutante, d’un premier abord, mais finalement parfaitement à l’image du roman et de ses personnages, à la lisière entre le vrai et le faux, le réel le plus brut et le fantasme le plus sordide, le possible et l’incroyable…

Une petite remarque négative toutefois : Marisha Pessl a la fâcheuse manie de souligner certains mots ou expressions en ayant recours à l’italique. Jusque là, tout va bien, c’est un procédé que j’aime bien utiliser également, et je suis un peu maniaco-maniaque de la ponctuation, du sens du détail, tout ça… Sauf que là, c’est trop. Beaucoup trop. Tellement trop qu’au final, non seulement le procédé perd tout son sens mais il est qui plus est relativement agaçant… Pas de quoi gâcher la lecture cependant, rassurez-vous ! Je ne peux que vous inviter très chaudement à partir à vivre l’expérience de l’énigme Cordova !

Alors…
Oserez-vous ?

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« Je savais que, aux yeux de ses admirateurs, Cordova était un enchanteur amoral, un sombre compagnon qui les éloignait des aspects les plus rances et les plus ennuyeux de leur vie quotidienne pour les conduire jusqu’aux tréfonds du monde, un lieu humide et percé de tunnels, où chaque seconde apportait son lot de surprises. Cette errance dans les murmures et les soupçons de Blackboard, cette masse de commentaires anonymes – qui allaient de la révérence à l’effroi, en passant par le suprêmement retors et le dépravé -, ne fit que confirmer ce que je pressentais depuis longtemps, à savoir que Cordova, bien plus qu’un simple excentrique à la Lewis Caroll ou à la Howard Hughes, était un personnage qui suscitait dévotion et émerveillement chez un grand nombre de gens, un peu comme le gourou d’une secte. »

4 réponses à “{Roman} Intérieur nuit – Marisha Pessl”

  1. micmac dit :

    Coucou Lily.

    Quelle claque que ce roman. Bon je n’ai pas eu ce ressenti rapport aux jeux vidéos. mais j’ai un aveu : je suis une tanche de première bourre en jeux vidéos. Une poule sous Valium se débrouille mieux que moi avec un joystick. Moi j’ai surtout fait le parallèle avec LA CONSPIRATION DES TÉNÈBRES de Théodore Roszak.

    L’utilisation de l’italique est un peu systématique c’est vrai, c’est marrant du reste que les correcteurs ne lui ait pas dit de lever le pied à Marisha. Si ça trouve il l’on fait remarque. Peut-être que tout le bouquin était en italique !!!

    Bon retour dans les livres qui envoie du bois Lili..

    • Je ne suis pas une grande gameuse, mais j’avoue, de temps en temps, j’aime bien « casser du monstre », comme on dit chez moi (ah… on me dit dans l’oreillette qu’il n’y a que moi qui dis ça, en fait). Plus c’est bourrin, plus je m’éclate ! Ouais, la délicatesse et moi… Ceci dit, je ne sais pas d’où m’est venu ce ressenti en lisant « Intérieur nuit », c’est inédit..!

      Je ne connais(sais, parce que j’ai cherché, du coup), « La Conspiration des Ténèbres » mais le titre lui-même est tout un poème..! Mais je crois que je vais changer un peu de « camp » pour le moment, et partir vers une lecture totalement différente (« Calpurnia », de Jacqueline Kelly). Après, je m’attaque à John ! Là, je viens de finir « De bons voisins » de Ryan David Jahn, mais j’ai trouvé ça « glauque froid », pas le glauque poisseux qui s’accroche et qui marque, mais un glauque où tu fais « beurk ! », et puis tu passes à autre chose… Dommage.

      [Et ta remarque sur l’italique m’a fait bien rigoler en passant… ^^]

  2. Lili dit :

    Ton avis est terriblement tentant. J’avais lu d’autres chroniques auparavant mais aucune ne m’avait donné envie comme la tienne ! Merci !

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