{Roman} L’Hôtel – Yana Vagner
« A quatre pattes, elle examine le semis de gouttes grignotant la neige entre ses paumes écartées. Dans les ténèbres, le sang parait noir. Ne te retourne pas, s’intime-t-elle. Lentement. Ne te relève pas. C’est encore trop tôt. Sa lèvre supérieure est engourdie, elle a dans la bouche un mélange à la fois brûlant et salé. Elle n’a pas mal, elle n’a pas peur, elle est simplement concentrée. Elle a besoin d’une pause pour reprendre ses esprits. Il n’y a rien d’irréparable dans le coup qui l’a jetée à terre ; ce n’est rien de plus que l’instant du choix. Une bifurcation. Ce qui va arriver ne se trouve écrit ou défini nulle part, le cours des évènements peut encore être infléchi. »
Dans le froid, dans l’obscurité d’une nuit enneigée, dans des montagnes loin de tout, une femme perd son dernier combat. Son nom ? Nous ne le connaissons pas, pas encore. Pas plus que le nom de celui ou celle qui la réduit à néant, lui perfore l’estomac avec un bâton de ski, là, devant cette bâtisse où ils sont réunis toutes les neuf. Vadim. Egor. Ivan. Lora. Sonia. Macha. Piotr. Lisa. Tania. Neuf Russes. Et Oscar, l’Européen, le maître de l’Hôtel.
C’est Ivan, qui leur a payé ce voyage, cette virée entre amis, loin de tout. Ivan le nouveau riche, qui distribue les billets pour se faire aimer, pour se faire pardonner, aussi, peut-être, de ne pas être à la hauteur de ses amis, de leur enfance bourgeoise. Ivan dont la femme-trophée, la trop jeune Lora, est loin de faire l’unanimité auprès de ces quarantenaires gâtés. Lora dont le corps gracile, enfantin, attire inéluctablement Vadim, le réalisateur imbibé de vodka, parti trop loin dans l’alcool pour en revenir. Lora qui méprise Egor, et tombe sous le charme de son épouse, la rousse Lisa, de sa chaleur maternelle, de sa capacité à donner corps et vie à un espace hostile. Piotr et Tania, qui s’aiment encore ou peut-être pas. Sonia, l’actrice incandescente, manipulatrice, comme une ogresse jamais rassasiée. Et Tania la solitaire, sans mari, sans enfant. Tania à qui la vie a joué des tours et donné des coups.
Ils se connaissent tous sur le bout des doigts. Peut-être même un peu trop ? Pourtant, quand le corps est retrouvé, au lendemain d’une tempête de neige qui les a littéralement coupés du monde, ils doivent accepter l’impensable. L’un d’eux, l’une d’elles a commis ce crime. L’un.e joue devant les autres la comédie du deuil. Parce qu’ils n’ont d’autres choix que de se faire face, le vernis de leur existence va peu à peu se craqueler. Les secrets si bien gardés font refaire surface. La colère, la haine, l’incompréhension, nourries par un Hôtel qui se joue de ses hôtes, vont se rappeler à eux, sous le regard impitoyable d’Oscar, méprisé et méprisant arbitre.
Ils n’ont que quelques jours, avant que la neige ne fonde, avant que le monde ne se mêle de leurs petites et grandes bassesses. Quelques jours pour trouver « qui ». Et pour comprendre « pourquoi ».
Il y a ceux qui verront dans ce huis-clos l’ombre des Dix petits nègres d’Agatha Christie, et puis ceux qui auront en tête l’Overlook, le maléfique hôtel qui conduit Jack Torrance à la folie dans l’inoubliable Shining de Stephen King… Je ferais davantage partie de ces derniers, tant l’Hôtel – dans ses craquements, ses chambres enfilées comme des perles, ses pièces sans vie qui avalent ceux qui osent les pénétrer… – se révèle un fil des pages bien plus qu’un simple cadre. Il n’y a pourtant rien de surnaturel ici, rien de plus que des sentiments violents, tus sous un parterre de neige. Mais l’Hôtel prend néanmoins la place d’un personnage à part entière. Et j’ai toujours aimé ces lieux qui se débattent et se défendent pour exister…
L’Hôtel est un étrange roman. Sa densité, sa froideur, le nombre de ses personnages – avec lesquels les premières rencontres peuvent être un peu confuses – font qu’il est parfois un peu délicat de s’y (re)plonger. Je ne peux que vous conseiller – si vous le pouvez – de vous lancer dans de grandes plages de lecture. C’est comme ça que l’on y entre le mieux, qu’on se laisse emporter dans l’air glacé de cette montagne loin de tout. La forme et le fond se confondent si bien qu’il suffirait presque de tendre la langue, pour sentir un flocon se perdre et y fondre. Ce roman est glacial, et cela s’avère être une difficulté, autant qu’une qualité.
Chaque personnage, évidemment, fera l’objet d’un flash-back, dans une écriture souvent originale, incisive, qui pointe du doigt leur hypocrisie, leur rancœur, leur violence, tellement ancrées dans leur groupe, dans leurs habitudes, qu’ils en ont oublié de se demander ce qu’ils éprouvent les uns pour les autres. Si bien que tous, au final, ont un « pourquoi », une raison, et il faudra attendre les brûlantes dernières pages, pour quitter avec les survivant.e.s cet effroyable Hôtel en sachant – enfin – « qui ».
Ne vous attendez pas à un thriller aux multiples rebondissements, à un roman angoissant où viendraient se multiplier ces petits meurtres entre amis. Non. Il s’agit d’un whodunit, certes, mais aussi et avant tout d’un roman d’ambiance, mettant un accent fort sur la psychologie de ses personnages. Et celle-ci, d’ailleurs, va aussi puiser du côté de l’Histoire, du communisme et de sa chute… Je lis peu de romans de pays de l’ex-URSS, mais le hasard fait que j’en ai lu trois, récemment, un se déroulant en Estonie, l’autre en Bulgarie et celui-ci, mettant en scène des Russes en Europe de l’Est et – c’est peut-être une coïncidence – mais dans ces trois romans l’Histoire tenait une place sinon essentielle, au moins importante. Il faut donc parfois s’accrocher un peu, si la culture soviétique n’est pas votre spécialité…
Enfin – une fois n’est pas coutume – j’ai choisi ce titre en raison de sa maison d’édition, Mirobole, et de cette couverture qui s’avère en parfaite adéquation avec son contenu…
Oserez-vous braver la glace..?
« L’aube hivernale rampe sur la montagne, dissolvant prudemment les ténèbres et coiffant l’Hôtel, dans l’espoir de jeter un coup d’œil sur la chaude garniture tapie derrière ses vitres : là-bas, à l’intérieur, ce sont des draps blancs fleurant bon la lavande, des canapés en cuir qui font la tête, des piles d’assiette en porcelaine qui dorment dans les placards de la cuisine et des lattes de plancher bien cirées qui se pressent les unes contre les autres. Mais ces efforts sont inutiles : les fenêtres ont perdu leur transparence. Elles sont obstruées par la glace, à croire que, pendant la nuit, quelqu’un a renversé un gigantesque saut d’eau froide sur l’Hôtel, avant d’abaisser un thermostat invisible jusqu’à sa température minimale, car à présent, la lourde maison à la façade crémeuse et aux poutres chocolat, au seuil de pierre et au toit de tuiles sombres hérissé d’une palissade de cheminées, luit d’un éclat trouble, comme si elle avait été avalée par un glacier et se retrouvait emprisonnée à l’intérieur de son estomac transparent. »