{Roman Jeunesse} L’Île aux mensonges – Frances Harding

ile_aux_mensonges« Faith avait comme une faim en elle, alors que les filles ne devaient pas avoir faim. Elles étaient censées grignoter avec modération lors des repas, et leur esprit aussi était censé se contenter d’un régime frugal. Quelques mornes leçons données par des institutrices fatiguées, quelques promenades ennuyeuses, des discussions d’écervelées. Mais pour Faith, cela ne suffisait pas. Le savoir – n’importe quel savoir – l’attirait irrésistiblement. Et elle trouvait un plaisir aussi délicieux qu’empoisonné à le dérober à l’insu de tous. »

1860. Sur le bateau qui l’éloigne avec sa famille des côtes anglaises, la jeune Faith Sunderly ne cesse de s’interroger… Pourquoi ce départ impromptu, cette urgence, vers l’île de Vane où son père, inébranlable pasteur et éminent naturaliste doit participer à des fouilles suite à la découverte d’une grotte ? Pourquoi n’est-il cette fois pas parti seul, comme il l’a fait si souvent, vers la Chine ou la Mongolie ? Pourquoi ce voyage, pourquoi… cette fuite ?

Parce qu’elle aime plus que tout comprendre, savoir, découvrir, et parce que son apparente naïveté et son indolence font d’elle une redoutable espionne que personne ne saurait soupçonner, Faith commence à saisir, bribe par bribe, la vérité… Une vérité qu’elle ne peut accepter. Son père, cet homme droit, austère, érudit, qu’elle ne peut s’empêcher de vénérer, aurait falsifié certaines de ses découvertes ? Impossible. Et pourtant…

Sur l’île de Vane, la lourde ambiance accompagnant l’arrivée de la famille Sunderly – le pasteur, son épouse Myrtle, Faith, son jeune frère Howard et son oncle Miles – devient plus pesante encore lorsque les rumeurs parviennent jusqu’au champ de fouille… Les voilà persona non grata, situation inacceptable pour Myrtle, inconcevable pour le pasteur, incompréhensible pour Faith, qui ne parvient à donner du sens aux mystères qui les entourent. Comme cette étrange demande de son père de l’accompagner de nuit dans une grotte battue par les flots, pour y cacher un objet inconnu…

Puis le malheur survient, implacable. Le pasteur est retrouvé mort. Il aurait chuté. Volontairement ?
L’enjeu est grand, les suicidés n’ayant droit – dans leur péché – à une sépulture au cimetière. Pour Myrtle, c’est une question d’honneur et d’argent. Pour Faith, c’est une vérité à découvrir. Le pasteur s’est-il réellement suicidé pour fuir le scandale ? Ou bien l’a-t-on assassiné ? Et pourquoi..? Cela a-t-il un rapport avec cet objet déposé dans la grotte, auquel son père semblait tenir plus qu’à sa propre fille ? Et quelle est cette transe étrange dans laquelle Faith l’a découverte un soir, les yeux jaunis, dans le vide ?…

3etoiles

Ce roman a été pour moi un immense coup de cœur ! ♥
Parce qu’il est très bien écrit, déjà, mais aussi – et surtout – parce que Frances Harding parvient, avec beaucoup de talent et d’audace, à mêler les genres et à donner à son récit une vraie profondeur, portée par de vraies questions.

Notre lecture débute par un récit d’adolescence, celui de la jeune Faith, plus vraiment une enfant, mais pas encore une adulte. Un thème très classique de la littérature « ado », si ce n’est qu’ici, le versant historique du récit vient renforcer cet entre-deux. Pour Faith, devenir une femme, c’est renoncer. Non pas tant à l’enfance, à ses jeux et à ses libertés, mais à la tolérance dont on faisait preuve face à sa soif de savoir. Devenir une femme, c’est se taire pour ne pas heurter la sensibilité de ces savants qui pensent que puisque le crâne des femmes est plus petit que celui des hommes, leur intelligence est logiquement limitée. Devenir une femme, c’est porter un corset, boire le thé, apprendre à doser les règles de la bonne société. Et trouver un mari, bien sûr. Des projets bien loin des rêves de Faith, qui n’a qu’une envie : suivre les traces de son père et devenir à son tour naturaliste.

Mais le choix de la période historique va au-delà du simple prétexte. 1860, ce sont les lendemains de la publication par Darwin de son ouvrage De l’origine des espèces, véritable cataclysme dans le milieu scientifique. Comment – en effet – faire coïncider religion et évolution ? Comment ne pas renier la foi, le créationnisme, quand des preuves scientifiques, tangibles, pointent un monde bien plus ancien que celui que Dieu aurait créé ? Comment, en toute honnêteté intellectuelle, se prétendre à la fois pasteur et naturaliste ? Homme de Dieu et scientifique ? Cette question passionnante* est l’un des véritables enjeux de ce roman, l’une des clés du mystère qui s’étend sur l’île de Vane…

Puis, soudain, le fantastique vient s’immiscer dans le récit, qui prend alors une tournure, une ampleur toutes différentes, avant que le roman ne se transforme parallèlement en enquête policière : Faith est persuadée que son père a été assassiné et doit impérativement le prouver pour que sa famille et la réputation de celle-ci ne soient pas détruites. Mais l’amour et le respect que la jeune fille vouaient à son père, sa haine vis-à-vis de ce ou ces coupables qu’elle cherche à débusquer viennent interroger un tout autre sentiment que celui de la seule justice : ce que Faith veut, c’est une vengeance. Sera-t-elle prête alors à en payer le prix ?

« Une aventure extraordinaire qui relève le défi de tout bon roman fantastique : éclairer le monde dans lequel nous vivons », a écrit The Guardian sur ce L’Île aux mensonges. Je ne saurais dire mieux… Je ne rajouterai qu’une chose : que vous soyez jeune ou moins jeune, habitué.e de la lecture « ado » ou non, lisez ce roman ! Vraiment.

*J’invite celles et ceux qui souhaitent en savoir davantage sur la théorie de l’évolution à lire le manga très bien fait des éditions Soleil sur le sujet, dans une collection à la fois ludique et très documentée qui vulgarise les grands textes littéraires, scientifiques et religieux.

3etoiles

« Le monde avait bel et bien changé. Son passé avait changé – et tout le reste avec lui. Autrefois, tout le monde connaissait l’histoire de la Terre : elle avait été crée en une semaine, et l’homme avait été chargé de la gouverner. Et l’histoire du monde ne pouvait évidemment pas remonter à plus de quelques millénaires…

Puis des scientifiques avaient découvert combien de temps il fallait à la roche pour se plisser comme une pâte feuilletée. Ils avaient trouvé des fossiles, et d’étranges crânes d’hommes difformes, au front fuyant. Après quoi, alors que Faith avait cinq ans, un livre sur l’évolution appelé De l’origine des espèces avait paru et ébranlé le monde, qui avait été secoué comme un bateau touchant le fond.

Et le passé inconnu avait commencé à s’étendre. Des dizaines de milliers, des centaines de milliers voire des millions d’années… et plus les temps obscurs s’étendaient, plus la glorieuse humanité rétrécissait. L’homme n’avait pas été présent dès le début, et la création ne lui avait pas été offerte. Non, il n’était qu’un tard-venu, dont les ancêtres s’étaient péniblement arrachés à la boue pour se trainer sur la terre.

La Bible ne mentait pas. Tout scientifique honnête et pieux le savait. Mais les roches, les fossiles et les ossements ne mentaient pas non plus, et on avait de plus en plus l’impression qu’ils ne racontaient pas la même histoire. »

signature_rose

 

 

2 réponses à “{Roman Jeunesse} L’Île aux mensonges – Frances Harding”

  1. Lili dit :

    Oh quelle chronique alléchante ! Je note immédiatement ce roman, qui semble avoir bien des ingrédients que j’aime !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *