{Roman } L’Eté circulaire – Marion Brunet

images« Chez eux, se souvient Johanna, une main au cul c’était un truc sympa, une façon d’apprécier la chose, de dire « t’as de l’avenir » – à mi-chemin entre une caresse et une tape sur la croupe d’une jument. Les filles avaient des atouts, comme au tarot, et on aurait pu croire que si elle jouait les bonnes cartes au moment adéquat, il y avait moyen de gagner la partie. Mais aucune d’elle – ni Jo si sa sœur Céline – n’ont jamais gagné aucune partie. C’était mort au départ, atout ou appât, elles pouvaient s’asseoir sur l’idée même du jeu, vu qu’elles n’avaient pas écrit les règles. »

Céline a 16 ans, la beauté insolente, indécente, une réputation chevillée à son corps exposé, qui lui donne le sentiment – peut-être – d’exister. Une fille facile. Comme s’il était facile d’être une fille dans ce village du Sud. Entre un père – Manuel – qui ne se fait pas prier pour lever le coude, la main lourde et la colère rageuse ; et une mère – Séverine – qui attendait mieux de la vie que d’avoir deux filles avant ses 20 ans. Parce qu’il y a Jo aussi, la cadette, 15 ans. Jo, qui partira d’ici un jour, c’est certain. Jo, qui refuse la fatalité.

La fatalité, en tout cas, ça doit bien la faire marrer que Céline soit enceinte. Encore plus jeune que sa mère, quand elle l’a portée. Le père, lui, ça ne le fait pas marrer du tout, mais les taloches n’y changeront rien : Céline refuse de dire qui est le père de son enfant. Même à Jo. Et ça, Manuel, ça ça le bouffe, ça le dévore, ce futur branlant à des lieux de ce qu’il avait imaginé pour sa fille, sa grande. Sa petite.

Alors il s’imagine des choses, Manuel : le père, il en est sûr, c’est Saïd, voisin et ami de toujours de ses filles. Trainer avec Céline et Jo, revendre des bibelots que Manuel vole sur ses chantiers, parader dans sa voiture neuve là où la misère colle au bitume, passons. Mais mettre sa fille en cloque et ne pas l’assumer, ça, c’est hors de question. Cet Arabe qui a foutu sa famille en l’air, c’est hors de question.

Il ne sait pas, Manuel, parce qu’il s’en fout, peut-être, parce qu’il préfère écumer les bars avec son vieux copain Patrick, il ne sait pas que Saïd, c’est Jo qu’il préfère, Jo et ses yeux qui y ont oublié de s’assortir, Jo qui sera la première de la famille à aller au lycée, Jo qui essaie de protéger sa sœur des mauvais coups… Jo qui veut s’envoler.

Sous le soleil de plomb, qui colle et qui poisse, qui attise et qui dévore, les mauvais choix s’accumulent. Et le drame s’impatiente, s’ébroue et se déploie…

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A l’origine de cette lecture, il y a un malentendu… J’ai découvert récemment Marion Brunet, dont j’ai lu deux de ses romans « ados » : Frangine et Dans le désordre. Si j’ai beaucoup apprécié le premier, le second – surtout – m’a particulièrement émue. Véritablement émue. Bien sûr, je développe dans mes lectures des émotions envers les personnages, ce qu’ils vivent, mais très rares sont au final les livres qui me touchent de façon physique : qui me font rire (De bons présages, de Neil Gaiman et Terry Pratchett), qui me font pleurer (Oscar et la dame rose, d’Eric-Emmanuel Schmitt), qui me font jeter le livre à travers la pièce dans un geste de dégoût (La Classe de neige, d’Emmanuel Carrère), qui m’angoissent au point que je ne sois pas sûre de vouloir tourner la page (Room, d’Emma Donoghue)… Dans le désordre est entré dans cette liste, entre larmes et chair de poule.

Alors quand j’ai découvert que Marion Brunet avait sorti un nouveau roman, je l’ai réservé à ma médiathèque, sans me poser de questions : dans ma tête, il s’agissait d’un roman « ado ». Deux jeunes sœurs dans une petite ville du Sud, l’une qui tombe enceinte… Et j’ai commencé ma lecture comme ça, naïve, et là : grosse claque. Pour vous donner une idée, l’incipit de cet article est également l’incipit du roman… Alors j’ai fait le chemin à l’envers, regardé ce roman sur lequel je m’étais précipitée, regardé la couverture, le résumé, l’édition. Marion Brunet, cette fois, a choisi d’écrire pour les adultes. Et ça m’a interrogée, du coup, sur cette question que l’on pose souvent aux auteurs estampillés jeunesse : c’est quoi, écrire à destination des adolescents ? Y’a-t-il des choses dont on n’a pas le droit de parler ? Ou peut-on parler de tout, à condition d’y mettre la forme ? Je vous laisse réfléchir à la question 🙂

Pour en revenir à L’Eté circulaire, j’ai trouvé – une nouvelle fois – que Marion Brunet avait un talent fou, une vraie plume, âpre, brute sans être brutale. Parce que sous le racisme, sous la haine, sous la colère de ces personnages que l’on pourrait, que l’on voudrait mépriser, il y a l’injustice, l’incompréhension, des vies brisées qui engendrent des vies brisées. Elle n’est pas si loin, la fatalité, quand on regarde ces personnages se débattre sans trouver d’issue. Quand Jo se lie d’amitié avec une fille des beaux quartiers, ce n’est que pour découvrir, finalement, que ces gens-là ne valent pas mieux qu’elle, que Céline et son ventre rond, que Saïd et ses combines… Et peut-être moins, même, parce que la vie leur a tout donné, et que ça ne semble pas être assez.

Alors même s’il est dur, même s’il est noir, indubitablement, il y a quelque chose de beau, dans ce roman, dans les fissures de ces personnages qui essaient, ou ont arrêté d’essayer, mais croient encore que, peut-être… Un peu comme ces enfants trop vieux pour croire au Père Noël, mais craignant de ne pas recevoir de cadeaux si jamais il existait, finalement.

Je ne peux que vous conseiller la lecture addictive de L’Eté circulaire, à condition toutefois que vous appréciez les ambiances tendues, éprouvantes, et les héros qui n’en sont pas… Si ce n’est pas le cas, foncez lire Frangine ou Dans le désordre, que je vous aie quand même fait découvrir la plume de Marion Brunet : elle en vaut vraiment le détour !

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«Le grand-père n’entre pas dans la brèche. Il n’aime pas les Arabes – qui les aime, par ici ? –, mais aujourd’hui il refuse de glisser avec son gendre vers un accord clanique, une familiarité qu’autorisent presque vingt ans de dimanche et les cadavres joufflus de ventoux qui jonchent la table. La grossesse de la petite, ça ne passe pas. On ne laisse pas faire ça, quand on est père de famille. Qu’elle se fasse sauter, passe. Mais alors que l’enfant de salaud qui l’a mise en cloque l’épouse, nom de Dieu. […]

Ça n’a pas changé, malgré le camouflage, malgré le rejet des vieilles idéologies familiales, malgré Séverine et même malgré les Arabes. Rien n’a changé, Manuel est resté pauvre. Un pauvre con, qui récolte le mépris du père de sa femme. Du blé grâce à la terre. Ah, il peut faire le malin, le propriétaire terrien. Du solide, du vivant. Et il n’a même plus besoin de se salir les mains. Le sang des saisonniers, les fruits de l’héritage et d’une région crevée de soleil. Dix ancêtres au cimetière du coin. Elle est d’ici, Séverine, mais lui ne le sera jamais. Lui, c’est un sans-terre, et il le restera. Il avait espéré que la malédiction s’arrêterait avec ses filles, qu’elles auraient l’intelligence, comme lui, d’épouser des gars d’ici, pour que jamais leurs enfants ne soient traités d’étrangers. »

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